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[Opinion] La crise du rationalisme

Le projet derrière Le Malin Génie est indissociable du concept d’esprit critique. Presque fortuitement, notre nom est associé au père du cartésianisme d’ailleurs. Notre projet est d’aborder les idées reçues, les légendes urbaines, les fabriques de doute… Ce n’est pas tant les détricoter que de chercher les mécanismes à l’œuvre dans leur création et leur propagation qui nous intéresse. Soyons honnêtes, il n’y a rien d’original dans cette entreprise. Nous essayons d’attaquer nos sujets sous des angles différents, en mettant l’accent sur les causes sociales, politiques, psychologiques etc. des idées reçues. Evidemment, il y a une étape de remise en cause des présupposés qu’on doit nécessairement franchir, et cela passe par le détricotage. Et ici nos méthodes s’inspirent évidemment de celles de la zététique et de l’esprit critique. Ces méthodes se sont popularisées ces dernières années, notamment par l’impulsion de vidéastes et blogueurs, à tel point que s’est développée une sphère dite rationaliste, ou sceptique, ou zététique… Bref, bien que chaque terme se démarque par certaines subtilités, le point commun est qu’elle regroupe des personnes ayant pour objectif d’appliquer les méthodes de la pensée critique au quotidien, à un niveau plus ou moins radical selon les sujets. Aussi diversifiée soit cette sphère, et aussi louable soit la théorie rationaliste à mettre en pratique, je ne suis pas rationaliste. Et voici pourquoi.

Cette histoire est évidemment liée aux réseaux sociaux. A mes débuts sur Twitter, ce réseau était avant tout un outil de communication externe lorsque j’étais engagé associatif. Il ne servait qu’à ça, je n’étais qu’un personnage politique qui tweetait chaque fois qu’il allait quelque part faire ses affaires d’associatif. Puis mes mandats prenant fin, et me refocalisant sur les sciences, Twitter s’est transformé en outil de veille. C’est là que j’ai commencé à suivre des comptes scientifiques, des comptes de vulgarisateurs… Au fur et à mesure, m’éduquant moi-même de plus en plus à la méthode zététique, je suis tombé sur des comptes apparentés à la sphère rationaliste, ou du moins gravitant assez près autour, au moment où 2 grands sujets clashs étaient à l’ordre du jour : la tribune NoFakeMed et le glyphosate. Esprit tout frais dans sa construction rationaliste, et voyant tous ces autres esprits rationalistes commenter ces sujets, j’ai décidé de ne plus me cantonner à la veille et de carrément participer à l’actualité. Je voulais être partie prenante, me tester, et contribuer à cette tâche vertueuse de remettre de la « vérité vraie » dans l’information.

A ce moment précis, j’étais comme énormément de personnes qui ont découvert la zététique. On commence par rentrer dans une phase plus ou moins longue de « désapprentissage », où l’on doit oublier tout ce qu’on croyait savoir, mettre à la trappe tous nos présupposés pour les confronter à la réalité. Et là il ne s’agit pas seulement de démystifier une légende urbaine du genre « eh en fait ce n’est pas une pastille anti-vomitive dans les hamburgers du McDo » (non non, ce n’est pas une pastille anti-vomitive, on peut gerber un McDo hein). Il s’agit de remettre en cause nos croyances sur des sujets beaucoup plus délicats, comme ceux déjà cités plus haut. Et là une transition rude s’en suit, où l’on s’approprie ces sujets comme des trophées à protéger coûte que coûte. Une certaine rancœur s’empare de nous, contre ceux qui nous ont fait croire ce qu’on croyait. Ceux là, ce sont les médias, les lobbies, les politiques, des personnalités qu’on suivait depuis longtemps… Mais ils ne nous auront plus car nous sommes armés cette fois. Et de cette jubilation d’être [enfin] rentré dans la lumière s’accompagne cette mission pour laquelle on se sent forcément investi, celle de réinformer à notre tour tout le monde à coup de méthode zététique. Sauf que ça ne se passe pas comme prévu.

D’abord, la conception que l’on a du rationalisme à ce moment-là est très naïve. Les armes et outils intellectuels propres à la pensée critique, nous sommes beaucoup à les prendre et à les utiliser brutalement, car on nous les donne un peu brutalement justement. Cela revient à donner une scie à quelqu’un pour lui apprendre la chirurgie. Du coup nous les utilisons forcément assez mal. Par exemple, le fait de connaître les biais cognitifs, les sophismes et autres pirouettes rhétoriques. Si ce sont des choses qui sont enseignées dans le cadre de la méthode zététique, c’est avant tout car être conscient des biais qui peuvent nous affecter peut en théorie nous permettre de nous en prémunir. J’insiste sur le en théorie. Ce n’est pas pour rien que certains parlent d’auto-défense intellectuelle, nous devons avec ces outils principalement méditer sur nous-mêmes et sur notre relation à l’information. Par conséquent, passer son temps à relever les sophismes et les biais de ses interlocuteurs n’a aucun rapport avec l’application d’une quelconque méthode zététique. Idem, quel est l’intérêt de lister l’ensemble des sophismes et parades rhétoriques à des personnalités publiques ou à des pseudothérapeuthes/pseudoscientifiques ? Je le faisais beaucoup – aujourd’hui un peu moins, par lassitude – jusqu’à ce que je comprenne que si leurs idées prospèrent, c’est sûrement parce qu’ils sont conscients d’user d’arguments fallacieux et qu’ils les manient bien. Quand a-t-on réussi à mettre fin à des naturo-fakemed en assénant les tenants et les usagers qu’ils font de l’appel à la nature en croyant à ces théories ? Bref, il s’est développé une tendance plutôt néfaste du côté d’un bon nombre de personnes se réclamant du rationalisme, celle de jouer les prophètes de la science et la police des biais, en attaquant parfois à plusieurs les mêmes cibles. Je ne vais pas le cacher, j’ai eu ces mêmes réflexes, et aujourd’hui je m’en détache le plus possible.

Derrière cette propension à appliquer gauchement les préceptes du rationalisme se cache également un certain aveuglement qui pousse à considérer qu’une démarche « rationnelle » est forcément exempte d’idéologie et de politique. Seul compte le fond et l’argument, leur véracité et leur validité, comme intrinsèquement dissociés de l’histoire et d’un contexte. Tout le reste ne serait que superflu, ne serait qu’artifice nuisant à l’esprit cartésien. Mais quand bien même cela correspondrait à une démarche rationnelle, quel intérêt de ne considérer que les sens des phrases et le lien qu’ils entretiennent avec la réalité si ce n’est pour philosopher ? Finalement la question ne se pose pas, car cela n’a absolument pas de sens et dénote une certaine méconnaissance des méthodes rationalistes. D’ailleurs on le voit bien à la manière dont les sujets sont abordés par cette sphère. Prenons l’exemple du nucléaire, pour coller à l’actualité.

On entend que fermer les centrales est une démarche irrationnelle et que développer de nouveaux réacteurs serait plus rationnel. En prenant naïvement la définition sus-citée d’une assertion qui collerait au rationalisme, il faudrait considérer la phrase « développer le nucléaire » comme valide par essence donc ? Non bien sûr. Il sera rétorqué que l’on se place dans un enjeu de réchauffement climatique, et par conséquent les questions énergétiques s’inscrivent forcément dans ce contexte. Bon, on tombe alors d’accord sur le fait qu’on ne puisse pas dissocier la question du nucléaire d’un contexte particulier qui l’englobe, ce qui est le cas pour à peu près tous les sujets en fait, faisant que dans une analyse dite rationnelle on ne puisse pas occulter ledit contexte. Du coup l’affirmation la plus commune est « sachant que nous devons lutter contre le réchauffement climatique, que pour ce faire nous devons décarboner nos moyens de production d’énergie, et sachant que le nucléaire est une source d’énergie relativement décarbonée, alors le nucléaire doit être développé ou maintenu pour lutter contre le réchauffement climatique ». Je paraphrase grossièrement. C’est un argument plutôt valide dans sa construction, logiquement on n’aurait rien à y redire. Maintenant en s’y penchant un peu plus, ne serait-ce pas tout aussi valide si on remplaçait « nucléaire » par « éolien » ? Factuellement – car ce sont les faits qui nous intéressent – le vent est décarboné, donc permettrait de lutter aussi contre le réchauffement climatique. 

Pourquoi serait-il plus rationnel donc de défendre le nucléaire même dans ce contexte particulier ? La réponse est simple : il n’est pas rationnel de défendre cette thèse si on garde la définition naïve de ce qui est rationnel. Pas plus que de défendre l’éolien. Parce qu’on ne défend pas la place d’un moyen de production d’énergie dans une société en le considérant au même plan qu’un fait scientifique objectif et irréductible – pour peu qu’un « fait scientifique objectif et irréductible » existe et ait du sens., mais on se comprend. Si l’on préfère le nucléaire à l’éolien, en justifiant l’abondance du premier qu’on oppose à l’intermittence du second, c’est avant tout lié au modèle de société qu’on défend, dans lequel l’accès à l’énergie ne dépendrait pas essentiellement de la météo, et dans le même temps ne contribuerait pas à l’émission supplémentaire de gaz à effet de serre, entre autres. Donc la question est éminemment politique, même si ce mot fait crisser les dents de certains rationalistes, puisqu’elle concerne la manière d’organiser la société. Et on ne peut prétendre sous le couvert du rationalisme qu’un modèle politique serait « factuellement » et « rationnellement » plus souhaitable, puisque dépendant de l’adhésion à des valeurs et des principes que chacun hiérarchise différemment. NB : ça ne m’empêche pas d’avoir une position favorable au nucléaire, et ça n’empêche pas d’informer correctement le public sur ce genre de sujet qui suscite beaucoup de craintes. On nuance son propos en somme.

Si on va plus loin, il en va de même pour la vaccination. Malgré le côté consensuel de la nécessité de se vacciner – dans la mesure du possible – cette nécessité n’est pas « rationnelle » en elle-même. J’insiste sur le en elle-même. C’est en s’inscrivant dans un contexte de santé publique, et parce qu’on adhère à la volonté de ne pas succomber à des maladies aujourd’hui évitables, qu’on donne du sens à la vaccination. Cela nous paraît comme une tacite évidence, à tel point qu’on ne l’intègre plus dans notre analyse. Autrement dit, ce qui peut être perçu comme rationnel, c’est l’ensemble de la démarche qui lie efficacement un ensemble de moyens à un ensemble d’objectifs précis, en les incluant dans un contexte particulier qui leur sont propres. Il est rationnel de se vacciner dans un contexte de santé publique car la vaccination est le moyen le plus efficace d’atteindre l’objectif de protéger la population des maladies dont elle nous immunise. Mais pour peu qu’on ne veuille pas être immunisé contre les maladies, se vacciner serait un acte défiant notre raison – notons qu’ici on invoquerait volontiers la responsabilité collective, cela montre bien que justement cette question s’inclut dans un modèle de société qu’on considère plus souhaitable qu’un autre. NB : vaccinez-vous, on n’a pas envie de mourir.

Cette obsession des « Faits » chez les rationalistes contemporains ressemble à un héritage du développement de l’épistémologie du XXème siècle, quand venait le temps de redéfinir les bases des méthodes scientifiques. Les rationalistes expriment régulièrement la volonté de s’inspirer d’une méthode scientifique, au quotidien, pour prendre des décisions « rationnelles ». Le portrait du rationalisme naïf tel décrit ci-dessus fait limite penser à une certaine nostalgie du positivisme scientifique d’Auguste Comte. Comme lui et le Cercle de Vienne, on cherche à se débarrasser de toutes « prétentions métaphysiques » qui nuisent à la création de la connaissance. Seuls comptent le raisonnement et l’observation, le scientifique n’opérant qu’un lien machinal entre les deux pour accéder au savoir et donc appréhender la réalité. De là se créent des amalgames bien répandus dans la sphère rationaliste qui adosse au fait scientifique une neutralité qui ferait sa pureté et qui serait de ce fait dénuée de contexte historique, d’interactions sociales ou de volonté politique. Alors même que tous les philosophes des sciences ayant contribué au développement du rationalisme durant le siècle dernier décrivent ces différents phénomènes comme étant intimement liés à la connaissance.

Gaston Bachelard dans Le nouvel esprit scientifique parle du fait que l’expérience ne correspond pas à l’élucidation d’un réel brut, mais à celui d’un réel lui-même construit, à partir notamment de présupposés théoriques. « Les instruments ne sont que des théories matérialisées ». Il serait illusoire de penser donc que ce que l’on mesure et expérimente en laboratoire correspond à une représentation factuelle et irréductible de la réalité, qui serait indépendante des contextes historique et sociale des expérimentateurs. Nous avons seulement plus ou moins d’assez bonnes raisons de croire en nos hypothèses dès lors qu’elles corroborées par nos expériences. Toujours en lisant Bachelard dans La formation de l’esprit scientifique, la création de la connaissance scientifique ne se fait pas au prix d’une objectivité – qui est inatteignable – mais à celui d’un surpassement de nos obstacles épistémologiques qui nous limiteraient intellectuellement à un réalisme naïf, entre autres, et nous pousseraient à généraliser hâtivement la connaissance. Popper est également souvent cité par les rationalistes, étant à l’origine du « critère de falsifiabilité » qui permettrait apparemment de tracer la démarcation entre théories scientifique et théories pseudo-scientifiques. Je ne vais pas forcément rentrer maintenant dans les détails de la mécompréhension autour de l’épistémologie popperienne, retenons qu’il considère la vérité scientifique comme temporaire. Cette notion de connaissance provisoire est elle-même liée à la notion de « paradigme scientifique », développée par Thomas Kuhn dans son livre La structure des révolutions scientifiques. Nos connaissances n’ont de validité que lorsqu’elles s’intègrent dans un paradigme qui leur est propre, lui-même délimité dans le temps et remplacé par un autre à la suite d’une révolution scientifique – dit très très grossièrement. La force de gravitation universelle s’inscrit dans le paradigme newtonien et est considérée comme vraie et représentative de la réalité dans ce cadre et dans son époque, tandis que dans le paradigme einsteinien on parlerait plutôt de déformation de l’espace-temps, une nouvelle ontologie pour décrire les [quasi]mêmes phénomènes, par exemple. Mais cela n’a aucun sens de dire « la force de gravitation n’existe pas/c’est faux » ou « la déformation de l’espace-temps existe », en les isolant du contexte dans lequel ces phrases devraient s’intégrer pleinement. Enfin, sans rentrer plus que ça dans les détails, les réflexions de Kuhn et sa notion de paradigme ont impulsé un développement d’une sociologie des sciences dans la deuxième moitié du XXème, décrivant entre autres choses la place des interactions sociales au sein d’une communauté scientifique dans le processus de création de savoirs, et l’ensemble des pratiques qui découlent de ces interactions, à la base de ce qui permet de définir nos connaissances. Si cela paraît flou, pensez au principe du « peer-review » par exemple. 

On pourra dire que je ne cherche qu’à ergoter, que le rationalisme aujourd’hui est surtout une question de pratique qui doit aider au raisonnement, au quotidien, à la prise de décision, et donc qu’à cette fin on n’a pas à s’encombrer de toutes ces considérations futiles. Mais comment peut-on prétendre adhérer à cette doctrine et la pratiquer au quotidien, en éludant non seulement son histoire mais aussi ses différents fondements philosophiques ?  Comment s’attacher autant aux consensus scientifiques, en les considérant comme dépassant les sujets savants ? Est-il raisonnable de se limiter en niant ce que les sciences humaines et sociales ont à apporter dans la pratique du rationalisme ? J’ai souvent lu de la part de rationalistes que la seule raison qui justifierait à partager un message venant de qui que ce soit tient avant tout de la validité argumentative de celui-ci, en n’accordant aucune importance à son contexte ou en minimisant le projet politique de son messager – la doxa habituelle du « seul compte le fond ». On a bien vu que le rationalisme ne se résumait pas à ça, sauf dans sa forme très naïve. D’autant qu’il est assez paradoxal de s’attacher autant à la rigueur et aux faits scientifiques, mais dans le même temps de nier les impacts politique et social, largement documentés par les sciences aujourd’hui, de partager un discours en le dissociant à tout prix de son auteur. Comme si un banal fait scientifique avait une essence propre qui transcenderait l’être humain, au point de lui accorder le pouvoir d’exister dans un autre plan en dehors de toute pensée humaine, justifiant donc que l’on partage « le message » puisqu’il transcende n’importe quel « messager » – à qui on ne fait pas de relai du coup, évidemment.

Avec tout ça on aboutit à des justifications bancales, comme « un consensus scientifique reste un consensus scientifique, de la bouche de qui que ce soit », donnant ainsi du grain à moudre aux adeptes des pseudo-sciences dangereuses, aux gourous en tout genre et aux auteurs de discours fascisants, qui n’ont qu’à baver des consensus scientifiques de temps en temps pour être relayés. Et quand on me répond « si X dit que 1+1=2, je ne vais pas dire que je suis en désaccord avec X juste parce que c’est X », c’est finalement ne pas comprendre le fond du propos en plus d’être complètement hors sujet. Sans compter le fait que « 1+1=2 » est une bonne illustration de la mécompréhension, ou de la confusion, autour de ce qui définit un fait scientifique. Il s’agit de la même chose quand on prend pour exemple de [fait objectif indépendant de la pensée humaine] « la Terre tourne autour du Soleil », comme si cela correspondait à une quelconque réalité physique irréductible, ce qui serait une aberration épistémologique – je l’accorde ce n’est pas si évident mais bref arrêtons avec cette phrase, Bruno, Galilée et Einstein méritent mieux que ça.

Quelle que soit la justification apportée ici, elle tient moins du rationalisme que d’une paresse intellectuelle, d’une ignorance des faits, d’une dissonance cognitive ou dans le pire des cas d’un parti pris idéologique inassumé. Il n’y a rien de rationnel dans tout ça, et l’erreur serait de le penser et de le défendre. Cela amène machinalement à faire d’autres erreurs. Par exemple, on peut continuer de défendre le fait qu’être rationaliste et adopter une démarche rationnelle, c’est ne pas chercher une « incarnation », ne pas s’attarder sur une quelconque figure. Mais ce serait autant de bonnes intentions qu’une négation des faits – la théorie qui ne colle pas à la pratique – car le modèle des réseaux sociaux et des médias favorise justement l’incarnation. Et le rationalisme n’est pas exempt de ce phénomène, qu’on le veuille ou non. L’enjeu n’est pas de l’écarter et de faire comme si cela n’existait pas, car il ne collerait pas aux fondements de la doctrine rationaliste, mais justement de le prendre en considération pour adapter notre démarche. Et on peut très bien le faire tout en restant critique de ce phénomène d’ailleurs. Auquel cas, cela déresponsabiliserait complètement ces « figures malgré elles » et notre rapport à elles, tout en participant à leur octroyer un crédit et une forme de légitimité dans l’esprit du public. Dans la même veine et pour illustrer mon propos, une science pipée par des conflits d’intérêt ne devrait théoriquement pas exister, mais une démarche rationnelle consisterait à prendre en compte cet état de fait dans l’analyse de l’information, pas à nier son existence.

Il est temps de conclure. Depuis presque 2 ans, je me suis énormément déconstruit et je continue encore à le faire. Je ne nie pas ma politisation et mon positionnement idéologique, je ne m’en cache pas. La rationalité de ma démarche repose aujourd’hui justement sur la prise en compte de ceux-ci dans l’analyse faite du monde. Évitons les faux-dilemmes et les pentes glissantes donc : tout ceci n’empêche pas de rester pour autant attaché à une meilleure information scientifique, à un meilleur lien entre les sciences et la société et au développement de l’esprit critique. Et cela ne signifie en aucun cas qu’il faille baigner dans le relativisme. Il est évidemment nécessaire et utile pour le collectif de composer la société avec des citoyens éclairés, et le pouvoir émancipateur des méthodes de la pensée critique est indubitable. Mais je le fais aujourd’hui en dehors d’une sphère composée d’individus qui se piègent dans un excès de confiance alors que devrait prévaloir justement un excès de prudence – un comble pour les connaisseurs de l’effet Dunning-Kruger. Une sphère composée d’individus se faisant les paladins de l’objectivité et des faits scientifiques, dont les principales occupations se résument surtout à des attaques vindicatives contre les « anti-sciences ». Des individus qui instituent que « l’idéologie » et la politique sont des marqueurs disqualifiant de l’irrationalité. Ce n’est pas en cherry-pickant ce qui serait légitimement scientifique ou pas qu’on défend le rationalisme. Ce n’est pas avec une vision faussée et approximative de la connaissance scientifique qu’on défend la science. Et ce n’est pas en pointant du doigt l’irrationnel qu’on est rationnel. Je prends le parti aujourd’hui de faire la passation des outils intellectuels pour développer l’esprit critique du plus grand nombre, tout en continuant de dénoncer la mé/dé-sinformation et de souligner la malhonnêteté intellectuelle des personnes manipulant les faits sous un faux vernis de pseudo-rationalisme scientifique. En attendant, je pense que l’heure est à l’auto-critique, pour surpasser nos actuels obstacles épistémologiques.

Bref, je défends le rationalisme. Mais aujourd’hui, je ne suis pas et n’ai pas envie d’être rationaliste.

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3 réponses sur « [Opinion] La crise du rationalisme »

Très belle mise en forme de l’aphorisme socratique “Je sais que je ne sais rien”.
Augmenter ses connaissances invite à l’humilité plutôt qu’à l’énoncé de certitudes. On baigne dans un environnement sociale, idéologique qui influe immanquablement sur notre perception de ce qui peut être vrai/faux, bien/mal, etc.

C’est pourquoi, pour qui s’intéresse par exemple à un sujet d’histoire (ma formation universitaire), je conseille toujours de commencer par un ouvrage axé historiographie pour prendre pleinement conscience qu’un historien, quels que soient ses mérites est influencé par les débats qui agitent son temps. De même son histoire personnelle peut elle expliquer son appétence pour telle ou telle période (voir l’excellent “essais d’ego_histoire” chez Gallimard).

En science dure, l’histoire des sciences ainsi que l’épistémologie (coucou Feyerabend) permet de prendre conscience du socle sur lequel reposent les certitudes scientifiques. Bref, en un mot comme en cent d’avoir conscience du paradigme actuel, de savoir s’en extraire au besoin pour mieux en interroger la solidité.

Et c’est là une chose purement rationnelle.